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Souvenirs de Eugène Le Gall

Sur le SS Wyoming (1942-1943

Le débarquement américain à Casablanca

(suite et fin)

Lundi 9 novembre.

Journée calme pour le port. L'aviation ennemie se contente de bombarder El Hank et le champ d'aviation de Anfa.

On aperçoit toujours, au large de Tecehala, l'escadre américaine. C'est un vrai fourmillement de navires.

La bataille terrestre se rapproche de Casablanca. Le bruit court même que les américains seraient à proximité des faubourgs, à Aïn-sebaa.

Le Jean Bart a eu sa tourelle avant coincée par l'explosion d'une bombe, la veille, mais on a réussi à la remettre en service, au cours de la nuit. Toutefois, pour tromper l'ennemi, ses pièces sont restées dans la même position, pointées vers le ciel.

Nous avons évacué la plupart de l'équipage, ne gardant à bord que le strict minimum pour la sécurité.

Au cours de la journée, nous apprenons l'invasion de la zone libre par les allemands.

Mardi 10 novembre.

Une alerte dans la matinée, bombardement par l'escadre et les avions. Mais on commence à s'y faire. Le Jean Bart n'a pas riposté de ses grosses pièces.

Tout le plan d'eau du port est recouvert d'une couche uniforme de poissons morts, noyés dans une couche épaisse de mazout, échappée des soutes des navires coulés.

On se bat aux portes de Casablanca. Les avions bombardent la centrale et la voie ferrée. Le fracas de la canonnade terrestre est maintenant tout proche. Mais nos troupes tiennent bon.

On parle d'un armistice.

A midi, tout parait calme. De quart sur la passerelle, j'observe les évolutions de deux avisos (le Commandant Duboc et le Commandant Rivière) qui s'apprêtent à mouiller. Tout à coup je le vois ouvrir le feu contre la terre. Je me précipite sur mes jumelles et j'aperçois alors, à quelques kilomètres une colonne de chars américains qui a réussi à se glisser le long de la cote et qui foncent vers le port. Mais canonnés à bout portant par nos deux petits navires, ils flambent l'un après l'autre. La colonne fait demi-tour et se met à l'abri à l'intérieur des faubourgs.

L'escadre ennemie s'est rendue compte du fait et elle riposte à son tour. Les salves tombent drues autour des deux avisos qui appareillent rapidement au milieu des gerbes et viennent se placer à l'abri des digues.

L'escadre ennemie continue à se rapprocher et bientôt le port est à nouveau arrosé. Mais voici le Jean Bart qui ouvre le feu avec ses 380, à la grande surprise de l'assaillant. Son tir est excellent et, encadrés étroitement, les cuirassés font demi-tour et disparaissent à nouveau.

Mais cette fois les américains ont décidé d'en finir avec le Jean Bart. Une heure plus tard, une formation massive d'avions surgit. Alors le cuirassé est soumis à un pilonnage effroyable avec des bombes de gros calibre. Il est atteint à plusieurs reprises et à chaque fois on voit une immense gerbe toute noire s'élancer vers le ciel, une gerbe où voltigent des débris informes. Malgré l'éloignement, les cloisons du Wyoming vibrent frénétiquement. Le vent disperse jusqu'à nous de nombreux papiers parmi lesquels nous relevons des ordonnances du docteur du Jean Bart.

Enfin, les avions repartent. Cette fois c'est la fin. Le Jean Bart pique du nez, s'enfonce, et s'assoit bien sagement sur le fond, tout droit. Il a deux énormes déchirures, une à l'avant, une à l'arrière; le pont est complètement ouvert et replié sur lui-même, sur une longueur de 20 mètres. Mais la coque et le pont blindés ont résisté. Deux jours plus tard, il flottera de nouveau.

Peu après, on apprend que l'armistice est signé. Une vedette vient nous prévenir de cesser toute manifestation hostile. Une vague d'avions nous survole encore, afin de se rendre compte de nos intentions.

Et le lendemain, harassé, couvert de poussière, et coiffé d'un casque curieux de même couleur, une espèce de bison du Kentucky apparaissait sur le quai, à l'arrière du Wyoming et tranquillement, après s'être assis sur un bollard et ayant déposé son fusil sur le sol, il alluma un cigare de belle taille.

C'était le premier américain !

 

©titanne
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Mis à jour le 30 juillet 2010



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