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Souvenirs de Eugène Le Gall

Sur le SS Wyoming (1942-1943)

Odyssée d’un convoi torpillé

De Casablanca à New-York

Du 11 Novembre au 22 Décembre 1942

Ainsi donc, tous ces sacrifices avaient été vains. Des morts par centaines, toute une flotte anéantie, des ports gravement endommagés, tout cela pour aboutir à une dernière volte-face. De nouveau la France allait être engagée dans le conflit d'une façon active. Personne d'ailleurs ne nous demanda jamais notre avis. Juste une petite note de l'amiral à Casablanca, qui donne une idée du revirement et nous fit bien sourire, cette petite note disait en substance:

«Les forces alliées entreront dans le port aujourd'hui. Nous vous prions d'observer une neutralité bienveillante.»

Il faut reconnaître que les américains avaient fait du beau travail. A Casablanca même, le bombardement avait été bien centré sur le port. En fait, ils n'avaient qu'un but, neutraliser le Jean Bart. Ce n'était pas de leur faute si celui-ci était environné de navires marchands inoffensifs. D'autre part, on sait que le tir de grosses pièces est un tir balistique et non tendu, et donc qu'il faut de nombreuses salves pour obtenir un coup au but.

La ville elle-même n'avait pas souffert. Seul un 406 était venu se perdre dans la cave du restaurant Justin, Boulevard de la gare, sans exploser ni faire de victime. Il y resta longtemps d'ailleurs, ce qui n'empêcha nullement les clients de venir consommer.

A ce sujet, il est à noter que beaucoup des obus de gros calibre américains n'explosaient pas. Sur le port on en retrouva plusieurs sagement assis sur les terre-pleins. L'un d'eux, après avoir traversé le grand silo était venu se coucher au pied du petit. Lui aussi y resta longtemps, et tout le monde passait près de lui en allant en ville sans y prêter attention.

En particulier, sur le Jean Bart, on retrouva neuf 406 inexplosés. Les Yankees n'en croyaient pas leurs yeux. Et cela leur ouvrit des horizons nouveaux sur certains de leurs insuccès au cours des batailles navales avec les Japonais aux Salomon. Malfaçons ou sabotages?

La seule consolation à tirer, après l'affaire du 8 novembre c'est que le Wyoming, ainsi que les quelques bateaux non touchés par le bombardement, n'avait pas été sabordé, comme cela s'était produit dans d'autres ports, Kenitra entre'autres. Il existait bien des consignes en ce sens, mais l'ordre de sabotage n'était pas venu. Aurait-il été exécuté ? C’est une autre histoire. Personnellement je ne le crois pas.

Dans la soirée du 11 l'escadre américaine entrait à Casablanca, et à sa suite venaient les gros transports de troupes et de matériel. Le môle du commerce était inutilisable, ses quais n'étaient plus qu'une suite de toboggans, avec d'énormes trous béants où pendaient les rails de chemin de fer. Le plus important trafic se concentra donc sur la digue des phosphates, intacte.

Près de nous, deux destroyers étaient à couple. Celui de l'extérieur portait une large déchirure à la coque, due sans doute à une torpille, probablement allemande. J'eus la surprise de voir qu'ils étaient calqués intégralement sur nos Indomptable. C'est d'ailleurs l'un de ceux-ci qui devait me recueillir avec tout l'équipage du Wyoming, quatre mois plus tard.

Le déchargement commença aussitôt, fiévreusement. Matériel de guerre, destiné à la Tunisie, camions, avions, munitions, tout cela voltigeait dans les airs à une cadence infernale. Parfois une palanquée tombait à l'eau, mais on ne se donnait pas la peine de la récupérer.

Quelques jours après, des officiers américains vinrent à bord se rendre compte de l'état du navire et de ses possibilités. Dès le lendemain, des équipes de peintres se mettaient au travail, et le navire disparut bientôt sous une couche uniforme de gris.

La fin de Novembre nous apporta une sombre nouvelle: celle du sabordement de la flotte française à Toulon. Le brave Indomptable avait fini sa carrière aux appontements du quai Noël.

Au début de Décembre, on commença le chargement du navire. Oh, un chargement bien modeste, car le fret était rare. Les cales furent bourrées de liège et dans le deep-tank de la cale N° 3, on embarqua des tonneaux de vin. On pensait que la destination était Fort de France.

Vers le 20, le Wyoming quitta le poste qu'il occupait depuis si longtemps et vint se placer à la jetée Delure. A ce signe, on sut que le départ était proche et que nous ferions partie du prochain convoi. Effectivement un officier américain de liaison fut embarqué: l'enseigne de réserve Larson. Avec lui se trouvaient un radio: Weber, et un timonier: Murphy O'Bryan, un Irlandais de Bayonne (New Jersey) à l'accent américain impossible, pire que celui d'un Texan.

En même temps, un équipage d'AMBC (Armement Militaire des Bâtiments de Commerce) comptant une dizaine de matelots, nous fut adjoint sous la direction de mon ami Giraud, enseigne d'active, que j'avais connu sur le Bretagne. Il se trouvait sur le Fougueux quand ce torpilleur fut coulé devant Casablanca le 8 Novembre; il avait passé plusieurs heures à l'eau avant d'être recueilli.

On atteignit ainsi la date du 22 Décembre.

Premiers jours de traversée

Ce jour-là, à midi, le Wyoming appareilla et, à sa suite, une quarantaine de bateaux qui devaient former le convoi. Lentement, celui-ci prit sa formation de départ, tout en longueur, pour passer les barrages de filets. Dès que le large fut atteint, on prit la formation de mer, en ligne de front. Il y avait une dizaine de colonnes avec, en moyenne, 4 navires par colonne. Nous étions dans la 4ème, et le 3ème de cette colonne. Nous avions par conséquent le n° 43. Notre chef de colonne était un petit paquebot. Devant nous était un fort cargo, de l'espèce la plus commune. Enfin, derrière nous, venait un beau pétrolier norvégien des «Harald Brovig» comme le Roussillon.

Dans la 3ème colonne, et juste à notre hauteur, se trouvait le pétrolier militaire français Lot, qui devait finir tragiquement à son deuxième voyage. Avec lui, nous étions les deux seuls bâtiments français, les premiers à reprendre la lutte après le 10 novembre.

Les pétroliers ne manquaient d'ailleurs pas dans ce convoi, le "Commodore" comme on l'appelle, en était un: le Maurmée et il occupait la 6ème colonne, en tête.

Les premiers jours furent favorisés par le beau temps. La route prise semblait confirmer la destination des Antilles, passant entre Madère et les Canaries, cap à l'WSW. Le commandant lui-même l'ignorait. Au moment du départ, l'officier de liaison américain lui avait remis une grande enveloppe scellée de 5 cachets rouges pour la mettre à l'abri du coffre-fort. Cette enveloppe devait être restituée intacte à l'arrivée, sauf en cas de dispersion du convoi, elle contenait les instructions de route et le port final de destination. Instinctivement, je pensais à la nouvelle de Vigny "Laurette ou le cachet rouge" où le capitaine reçoit l'ordre d'ouvrir une telle lettre en passant les Tropiques; cette lettre lui donne l'ordre de fusiller un jeune passager, déporté politique accompagné de sa jeune femme, qui devient folle (..).

Cependant, passé les Canaries, on mit le cap à l'W, vers le Cap Halteras. Peut-être aurions-nous la chance d'aller dans un port des Etats-Unis.

Le grand souci des Commodores, c'est la fumée. La fumée permet aux sous-marins de détecter les convois à des distances de 60 à 80 milles. Aussi les rappels à l'ordre pleuvaient à chaque instant, surtout sur nous, car nous avions un mazout exécrable. Nous fûmes même menacés d'être abandonnés à nous-mêmes. Et pourtant, les mécaniciens faisaient leur possible pour régler leurs brûleurs. A chaque instant, de la passerelle, tombait l'avertissement:

«Attention à la fumée! La fumée est très noire!»

On finit tout de même par trouver une solution, en brûlant le plus mauvais mazout la nuit.

Cependant les jours passaient assez agréablement. Le beau temps persistait. On échangeait des conversations en scott avec le Lot, dont nous connaissions très bien les officiers, notamment le commandant Bernard. Quand je n'étais pas de quart, j'allais jouer du piano au salon des passagers, ou bien je faisais un ping-pong avec Larson ou mon collègue Allain. Le reste du temps on se prélassait sur le pont des embarcations. Cela nous était autorisé, car nous n'avions pas de passagers.

En somme, cette traversée se présentait un peu comme une croisière, et on en venait à oublier les sous-marins qui battaient l'Atlantique à ce moment, en quête d'une proie.

La grande distraction de la journée, on pourrait dire la grande «rigolade», c'était l'affichage du point de midi.

Le point de midi est une tradition, justifiée par le fait que l'observation du soleil au moment de sa plus haute élévation (du soleil) au dessus de l'horizon, permet de déduire aussitôt par une simple addition (ou soustraction) la latitude du navire. Cette observation, conjuguée avec une autre faite dans la matinée, donne le point, à quelques milles près.

Donc, quelques minutes après midi le "Commodore" affiche le signal: "Point à Midi". Et chaque navire, dès qu'il est prêt, hisse les pavillons correspondant à son propre point. Sur une drisse, 4 pavillons la latitude, sur une autre, 4 pavillons donnant la longitude.

Or, sur la plupart des navires américains, les officiers avaient été formés très rapidement. Tel qui, 3 mois auparavant, n'avait jamais vu la mer,se trouvait catapulté sur un "Liberty Ship", manquant totalement de pratique, autant que de sens marin; et cela pouvait se lire sur les pavillons sus dits, qui accusaient des erreurs allant jusqu'à 50 milles. Notre officier de liaison faisait partie de ces «tenderfeet», 5 mois auparavant, il était employé de banque dans le Kentucky.

Mais les américains n'avaient pas le choix. Quand on pense qu'au cours de ces 4 années de guerre, de 1941 à 1945, ils ont lancé 2708 "Liberty", 531 "Victory" et 535 pétroliers dits "T2", on mesure la difficulté qu'ils eurent pour armer cette flotte.

 

©titanne
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Mis à jour le 30 juillet 2010



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