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Souvenirs de Eugène Le Gall

Avec la 8e DCT (1939-1940)

L'affaire de l'Uskmouth

Au début d’octobre, le Dunkerque et le Strasbourg avaient quitté Brest pour Dakar, en compagnie de la 10e DCT. Vers la mi-novembre, on les fit remonter. La 8e DCT fut envoyée à sa rencontre.

Le point de rendez-vous était situé à cent milles à l’ouest de Vigo. Nous appareillâmes dans la soirée. Le temps, franchement mauvais au départ, tourna dans la nuit en tempête d’Ouest. Le lendemain matin, la mer était littéralement déchaînée. La Division avançait avec peine ; pourtant on ne pouvait ralentir beaucoup, sous peine de manquer le rendez-vous.

D’heure en heure, cependant, la tempête s’accentuait. C’était un véritable ouragan. Successivement, le Malin, puis le Triomphant, demandèrent liberté de manœuvre pour mettre en cape. Seul l’Indomptable continua la route un certain temps. Mal lui en prit ! Il reçut successivement deux énormes paquets de mer qui le recouvrirent jusqu’à la passerelle. Le navire vibra longuement sous la secousse. Tout ébranlé par le choc, il parut presque stoppé l’espace d’un moment. Puis il bondit de nouveau en avant.

Mais les dégâts étaient considérables : la partie haute de l’étrave était arrachée, toutes les batayoles de la teugue gisaient, tordues,le masque de la pièce de 138 avant avait disparu, et surtout, fait plus grave, la joue bâbord du bâtiment était enfoncée sur une longueur de dix mètres au moins. Par l’ouverture béante, les lames se précipitaient, noyant le poste 1.

Il était impossible de continuer dans ces conditions. On signala aux deux autres unités de continuer leur route et de remplir la mission sans nous. L’Indomptable regagnerait Brest.

En conséquence, la barre fut mise à gauche toute pour prendre la cape vent arrière. C’était une manœuvre dangereuse. On prévint auparavant le personnel de l’arrière de se mettre à l’abri. Bien fit-on, car lorsque le navire se trouva vent arrière, une énorme lame se dressa au-dessus de nous et, allant plus vite, elle « dévora » pour ainsi dire tout le pont compris entre la poupe et la teugue. La baleinière fut soulevée de ses chantiers et enlevée à la mer. Le panneau de mon poste se trouva effondré, et un torrent d’eau envahit ce local.

Enfin le point dangereux fut franchi, et désormais appuyé par la mer, le navire fatigua beaucoup moins. Le Triomphant passa près de nous à petite allure, en sens inverse, et nous pûmes nous rendre compte qu’il n’avait pas été épargné non plus, sa baleinière manquait également, et le masque de sa pièce 5 était arraché. Néanmoins, ses avaries étaient moins graves que les nôtres et lui permettaient de continuer. Il disparut bientôt à l’horizon du sud, en compagnie du Malin.

A l’allure suivie, nous avions à peu près le cap sur Saint-Nazaire. Quand le danger fut passé, je m’aventurai sur la plage arrière et, non sans avoir été douché deux ou trois fois, je réussis à descendre dans mon poste. Ce que j’y vis était indescriptible. Il y avait un mètre d’eau au bas mot et, à chaque coup de roulis, la nappe liquide montait à l’assaut des cloisons. Tous les tiroirs flottaient à la dérive, l’étagère était vide de tous ses livres, les chaises étaient en morceaux, bref, une vraie désolation.

Dans l’après-midi, la tempête se calma un peu. Le commandant Barthes était indécis : devait-il faire demi-tour, et tâcher de rejoindre les deux autres ? Et si le mauvais temps reprenait ? Toutefois, comme l’amélioration persistait, ses dernières hésitations furent levées, et on mit le cap sur un point fixe à 60 milles au nord du rendez-vous, afin de tenir compte du retard.

A la nuit tombée, le vent avait cessé ; néanmoins la mer était encore assez dure. Le temps était clair.

A 23h, le klaxon d’alerte retentit, rappelant tout le monde aux postes de combat. Cette alerte était motivée par des lueurs rapides que l’on apercevait à l’horizon du sud. Eclairs ou détonations, impossible de le déterminer pour le moment. Mais, au bout de quelque temps, le doute ne fut plus possible. On tirait le canon là-bas. En conséquence, les machines furent mises à 230 tours (28 noeuds) et le contre-torpilleur s’élança vers le lieu du combat. Nous en étions encore à une vingtaine de milles.

Bientôt, on distingua nettement le départ des coups et les impacts. Tous les obus faisaient but, assurément. Sans nul doute, c’était un sous-marin qui canonnait un cargo. Le cap fut mis sur le premier, et on ouvrit les portes des grenadeurs.

Soudain, comme nous n’en étions plus qu’à un mille, une lueur gigantesque envahit le ciel, suivie d’un fracas assourdissant. Le cargo venait de faire explosion ! La canonnade cessa aussitôt. Quand nous arrivâmes sur les lieux, le sous-marin avait disparu. Les deux grenadeurs furent vidés sur l’endroit présumé de son point, sans qu’on puisse se rendre compte s’il avait été touché.

Pendant ce temps, le cargo flambait comme une torche. On vient sur lui afin de recueillir les survivants, s’il y en avait. Comme nous arrivions, l’épave chavira brusquement et l’incendie s’éteignit. Elle resta un certain temps la quille en l’air, comme un énorme cétacé, avant de couler.

Des appels se faisaient maintenant entendre, tout près de nous. On stoppa et, dans les ténèbres, on finit par distinguer une forme noire qui se débattait ans l’eau. Déjà, on se préparait à le recueillir par bâbord, quand l’alerte fut donnée par tribord. Il y eut un moment d’anxiété terrible. Trois sillages blancs couraient à la surface, droit sur nous. Le sous-marin avait échappé à nos grenades et, se doutant que nous stopperions pour secourir les naufragés, il s’était mis en position d’attaque et nous avait décoché trois torpilles. Comment ne nous atteignirent-elles pas, ce fut un miracle ! Deux d’entre elles passèrent derrière, à nous raser, la troisième se perdit devant. Abandonnant le rescapé à son triste sort, on mit en avant toute, il n’était pas prudent de s’attarder plus longtemps.

Toutefois, pour retrouver l’emplacement, on lança à la mer une bouée lumineuse. De plus, on jeta deux radeaux à proximité. Ainsi le naufragé pourrait se maintenir sur les flots en attendant le jour. Mais c’est le cœur serré que nous dûmes nous éloigner, en entendant ses cris désespérés. C’était sinistre.

Le

Le ruban de l'Indomptable









A

A bord de l'Indomptable en 1939, photo collection Paul Houert (voir ses souvenirs).









A

A bord de l'Indomptable, photo non datée, collection E. Le Gall.









Route

Alors, toute la nuit, nous croisâmes sur les lieux. On marchait une demi-heure vers l’ouest, puis on revenait sur la bouée lumineuse. Au passage, on lançait un phoscar (1) pour remplacer la bouée qui ne tarderait pas à s’éteindre.

(1) Flotteur renfermant une composition chimique s’enflammant au contact de l’eau.

A la première passe, on faillit couper le naufragé en deux, il défila le long du bord à deux mètres à peine en criant toujours «help !». C’est miracle s’il ne fut pas happé par les hélices. A la deuxième passe, il était encore là, nageant désespérément vers le bord. Il n’avait donc pas encore trouvé les radeaux.

Aux passes suivantes, on ne vit ni n’entendit plus rien. Epuisé de fatigue et de froid, le malheureux avait du couler.

Cependant, l’horizon oriental commençait à s’illuminer des teintes légères de l’aurore.

Lorsque le jour fut tout à fait revenu, l’horizon se révéla d’abord désespérément vide. Mais bientôt, un veilleur signala à quelques milles un point sombre sur l’eau. En se rapprochant, on reconnut un radeau. Un homme était assis dessus, le visage sur les genoux. Parvenus à une cinquantaine de mètres de lui, comme il ne bougeait toujours pas, on lança un coup de sirène qui le réveilla. Il fit un saut de carpe et, debout sur la frêle plate-forme, il se mit à agiter les bras avec frénésie. L’Indomptable manoeuvra pour accoster le radeau, et bientôt il fut le long du bord. Une ligne lancée à l’homme, celui-ci se hissa avec agilité sur le pont. Il ne semblait pas trop mal en point, après la terrible nuit qu’il venait de passer, et il avait l’air plutôt satisfait de se retrouver sain et sauf.

C’était un Ecossais, du nom de Dowie, âgé d’une trentaine d’années, et natif d’Aberdeen. Certes, il ne pouvait renier son pays d’origine, avec ses cheveux d’un rouge carotte, à faire hurler.

Emmené à l’infirmerie, et pendant qu’il se réconfortait d’un grand verre de rhum, je l’interrogeai en anglais et il nous raconta son odyssée.

Il était maître d’équipage à bord de l’Uskmouth, tel était le nom du navire attaqué.

D’abord torpillé – et manqué – il avait été canonné par le sous-marin. Le cargo avait pris feu. L’équipage, abandonnant le navire sous le feu des projectiles, amena les embarcations à la mer. Celle où devait prendre place Dowie fut coupée en deux par un projectile, alors qu’elle était encore sous palans. Un officier fut tué, un autre blessé, et finalement mon Dowie resta seul à bord, tandis que les autres faisaient force de rames pour s’éloigner de l’épave. Et puis ce fut l’explosion. L’Ecossais fut projeté à la mer. Le sous-marin passa près de lui, sans le prendre, et disparut en plongée. C’est alors qu’apparut l’Indomptable. L’explosion des grenades mit le naufragé presque K.O. pendant plusieurs minutes, mais grâce à sa résistance peu commune, il réussit à se maintenir sur l’eau. Il nous vit nous approcher de lui, stopper, et puis nous éloigner au moment où il se croyait sauvé. Ce fut un rude coup, moralement. Mais il ne s’abandonna pas au désespoir. Cependant, il dut nager pendant près de deux heures avant de trouver un des radeaux que nous lui avions lancés.

Pendant ce temps, le navire s’était remis en route, et croisait sur les lieux à la recherche des naufragés. Mais après trois heures passées à sillonner l’espace compris entre l’Uskmouth et le Cap Finisterre, aucune trace de ceux-ci ne fut aperçue. On remit le cap sur le retour, les soutes étaient basses, et les avaries subies ne permettaient pas de continuer vers le sud. Le commandant décida de rallier Lorient pour réparations.

Le lendemain après-midi, nous atteignions le grand port de guerre breton et l’Indomptable entrait en cale.

Le soir de l’arrivée, notre brave Dowie, habillé de pied en cape en marin français, mettait pied à terre et prenait la plus belle et la plus joyeuse cuite de sa vie, en jurant de ne plus remettre les pieds sur le pont d’un bateau.

Par la suite, nous avons appris que les naufragés de l’Uskmouth, après deux jours d’efforts, avaient été recueillis sains et saufs. Ils étaient alors en vue du Cap Finisterre.





































Extrait

Extrait d'un article (journal inconnu) sur l'affaire de l'Uskmouth.



©titanne
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Mis à jour le 30 juillet 2010



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