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Souvenirs de Eugène Le Gall

Sur le SS Wyoming (1942-1943)

Odyssée d’un convoi torpillé

La fin du Wyoming

Vers 19h, une secousse effroyable agita le navire tandis qu'une terrible explosion nous jetait les uns contre les autres, le navire se mit à vibrer comme une caisse sonore, on aurait cru qu'il était en verre. Et puis il s'affaissa de l'avant d'un seul coup nous donnant l'impression qu'il se dérobait sous nos pieds. On se précipita dehors, une énorme gerbe noirâtre montait le long de la coque à tribord à une hauteur vertigineuse, en même temps un sifflement sinistre se faisait entendre dans les cales, pas de doute nous étions torpillés, on sentait très bien l'odeur de la poudre. Sous le poids des tonnes d'eau s'engouffrant dans les cales, le navire prit tout à coup une gîte effarante, je crus qu'il allait couler mais il se redressa, seulement tout l'avant était dans l'eau.

La torpille avait frappé à 7h moins 5 dans la cale 2 sous la passerelle. A 7h moins 4 comme je montais l'échelle qui conduit à la passerelle une deuxième torpille nous frappait en pleine cale 3 sous mes pieds. Comme tout à l'heure le même bruit infernal recommença, le navire ne roula pas cette fois il se contenta de piquer davantage du nez.

Sur la passerelle c'était la désolation, compas arraché, la barre était restée dans les mains du timonier, on pataugeait dans 10 cms d'eau noire. Le navire était perdu, il n'y avait plus qu'à l'évacuer le plus vite possible. Mais le signal ne pouvait être donné ou plutôt il fut donné automatiquement, les Klaxons ne fonctionnaient plus mais le sifflet à vapeur s'était mis en route tout seul sous la tension du cordon, ce qui indiquait que le navire devait être cassé par le milieu à la 2ème torpille. Le cordon cassa et le sifflet s'arrêta.

Après avoir raflé au passage dans ma cabine mon portefeuille et ma ceinture de sauvetage j'arrivai dans les coursives passagers, plus personne. Personne en bas non plus et on entendait le gargouillement de l'eau s'engouffrant dans les cales. Je montai sur le pont des embarcations, presque tout l'équipage était déjà embarqué, y compris l'officier mécanicien de service avec sa bordée.

J'allais embarquer dans le canot qui m'était réservé par le rôle d'abandon, quand me retournant je m'aperçus que deux des hommes qui devaient manœuvrer les embarcations étaient défaillants, le second capitaine Clouveau manœuvrait les treuils de l'un d'eux et mon ami Allain l'autre. Je me rendis près d'Allain pour l'assister. Quatre minutes après avoir reçu la 1ère torpille les embarcations étaient à l'eau, un record, et elles débordèrent aussitôt.

A notre tour à présent, nous nous penchons au dessus du plat-bord, les deux embarcations de tribord débordées sont à cinquante mètres s'éloignant prudemment du navire prêt à couler, le second capitaine Clouveau a eu le temps d'embarquer.

«Tant pis» fais-je à Allain «Jetons nous à l'eau !»

Nous descendons sur le pont principal, à ce moment arrive le commandant Legrand ayant sous le bras les papiers du bord, ainsi que le chef radio Lequellec, le commandant décide d'aller jusqu'à l'arrière pour décrocher un des radeaux amarrés contre les haubans du mâts, «il est trop tard» lui dis-je, «vous allez être pris dans les remous. »

A ce moment Allain décide d'aller chercher son manteau, il reparaît presque aussitôt et nous nous affalons par les tire-veille, si vite que la peau des mains me pèle, l'eau est glacée, nous nous éloignons rapidement, à 50 m je me retourne, Allain me suit empêtré dans son manteau.

Alors le spectacle devient pathétique, l'arrière du bateau se soulève lentement d'abord, puis de plus en plus vite, les hélices apparaissent, l'aussière du radeau casse. Du coup nous restâmes sur place comme pétrifiés, montant et descendant à la houle.

Détail émouvant, le sifflet se mit en route tout seul, lançant une note désespérée qui ne cessa que lorsque la cheminée eut disparu.

Quelques secondes passèrent, on vit alors une infinité d'épaves surgir à la surface, Allain et moi nous nous regardons, dire que quelques minutes plus tôt nous étions attablés au salon sur un plancher qui nous semblait bien solide et qui maintenant reposait par plusieurs milliers de mètres de profondeur.

Une des embarcations s'approcha et des bras solides nous hissèrent à bord et alors Allain entonna la fameuse chanson que les marins britanniques avaient coutume de chanter en coulant:

«Roll out the barrel !

We'll have a barrel of rum

Roll out the barrel

We'll have the blues and ...»

Cependant le convoi disparaissait à l'horizon dans la nuit qui s'avançait, nous étions seuls au milieu de la mer, montant et descendant au gré de la houle.

Nous étions à plus de 120 milles de la plus proche des Açores. On vit un des torpilleurs de l'escorte se détacher et mettre le cap sur nous, les 4 embarcations se rassemblèrent aussitôt afin d'opérer notre sauvetage sans perdre de temps, les sous-marins étaient certainement à proximité et l'escorteur stoppé était une proie facile.

L'opération fut bien menée, le Champlin nous accosta habilement, il avait déposé tout le long du pont les filets de récupération qui nous aidèrent à nous hisser à bord, le Champlin envoya quelques rafales de mitrailleuses pour couler les embarcations et fonça pour rattraper le convoi qui avait disparu dans la nuit.

Sitôt à bord, on nous servit un café bien chaud et à moi et Allain un verre de rhum qu'on accepta volontiers car nous grelottions littéralement dans nos vêtements mouillés.

Le premier soin fut de faire l'appel, l'écrivain du bord avait avec lui la liste d'équipage et celle des passagers ... il ne manquait personne des 140. Le Champlin avait 300 hommes d'équipage, nous étions à l'étroit, je dormis 5 nuits à même le pont.

Le lendemain vers 19h nous étions tous sur le pont, c'était l'heure fatidique des attaques des torpilles, cela ne manqua pas, la nuit était faite quand on vit une immense gerbe fuser le long d'un cargo américain Molly Pitcher. Le Champlin et un autre escorteur se portèrent au secours des naufragés.

Dans la matinée du 17 nous eûmes une alerte, le Champlin tomba en panne, situation dramatique car il se trouvait à la merci des trois meutes qui nous cernaient, anxieusement nous étions sur le pont guettant les sillages mortels. Le Champlin put repartir sans avoir été attaqué.

Le 19 Mars le Champlin abandonna le convoi et poussa à vive allure vers Casablanca, le 20 à midi il entrait au port et accostait au poste même qu'occupait le Wyoming, les autorités nous accueillirent sur le quai.

Ainsi s'achevait un malheureux voyage qui aurait pu finir plus mal. Le mois de Mars 1943 avait été le plus lourd de toute la guerre pour la flotte alliée.

PS- Le Wyoming fut torpillé à bout portant, les torpilles n'étaient pas encore stabilisées en profondeur et les hommes de veille les aperçurent qui couraient à la surface.

Le Champlin nous confirma que le bateau avait coulé 7 à 8 minutes après la 1ère torpille.




La fin du Wyoming.
Photographies cédées par William D. Gustin, du destroyer "USS Champlin" ayant reccueilli les naufragés.
www.usschamplin.com








La Marine marchande française, 1943,1945. Saibène, Brouard, Mercier.

Lire également un extrait du livre "La Marine marchande française, 1943,1945", de Marc Saibène, Jean-Yves Brouard et Guy Mercier, chez Marines Edition.

Le 15, perte du Wyoming (Marine Alger). Immobilisé à Casablanca depuis le 1er juillet précédent, ce cargo s’y trouvait au moment du débarquement du 8 novembre 1942. Après réunions et accords entre les autorités américaines et françaises d’Afrique du Nord
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La fin du Wyoming.
H + 5 minutes
Photos de croquis faits par un matelot.
On distingue le radeau du commandant.
Le pavillon national est donné en prime !









Le Champlin.

©titanne
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Mis à jour le 30 juillet 2010



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