Agrandir la taille du texte

Souvenirs de Eugène Le Gall

Sur le SS Wyoming (1942-1943)

Odyssée d’un convoi torpillé

Le séjour à New-York

Le jour parut et nous fit voir le rassemblement le plus incroyable de navires de toutes formes, de tout tonnage et de toutes nationalités. Les pétroliers formaient la majorité et parmi eux, on reconnut le Lot arrivé le midi précédent, avec un groupe. Mais tout le convoi n'était pas là, il s'en fallait de beaucoup. La vedette de la capitainerie circulait au milieu de ce rassemblement et pointait les navires et leur emplacement avec leur nom, ou plutôt leurs numéros de quatre chiffres signalés par pavillon suivant la liste du code international. Il n'y avait pas moins de trois officiers à bord, l'un aux jumelles, le second à la carte et le troisième notant les renseignements donnés par les trois autres.

A 09h on levait l'ancre et on venait s'amarrer provisoirement à Atlantic-Bassin, au wharf de la Cosmopolitan-Line, notre consignataire et en même temps notre affréteur car, par un euphémisme qui nous faisait bien rire, nous n'étions pas mobilisés mais «affrétés». Les sous-marins allemands ne faisaient pas de différence on s'en doute.

On n'y resta pas longtemps, le 12 nous remontions l'Hudson jusqu'au pier (appontement) de la Hapag réservé avant guerre aux gros paquebots allemands. A deux piers de là, on pouvait distinguer l'arrière du Normandie, chaviré sur bâbord comme un vaste cétacé. On sait qu'il avait pris feu l'année précédente, alors qu'il était en transformation pour devenir transport de troupe. Les pompiers de New York avaient tellement déversé d'eau qu'il avait fini par basculer.

La même mésaventure était arrivée en 1938 au paquebot Paris dans le port du Havre. Cette fois c'étaient les pompiers du Havre qui l'avaient chaviré.

Le séjour à New York fut une merveilleuse détente. Les américains furent absolument charmants. Les sociétés françaises se dévouèrent et nous fûmes habillés entièrement par les soins du "French Relief Commitee".

Le mercredi 13 je passai la soirée à la "Music Box Canteen", gérée par Mrs Johson, une française mariée à un américain. Cette cantine était fréquentée par les militaires des forces alliées, sans considération de grade. On y consommait gratuitement; l'alcool y était interdit. Des artistes donnaient des concerts tous les soirs. Des jeunes filles servaient d'hôtesses et y effectuaient des "quarts", 15 à 18, 18 à 21 et 21 à 24, leur tour revenant tous les 15 jours.

Cette cantine se trouvait au bas de la 5ème avenue, l'avenue des milliardaires autrefois, près du "Greenwich Village", quartier des artistes, un peu le Montmartre bohème de New York.

Une autre cantine, très française celle-là, était le «French seamen's Foyer», établi dans l'hôtel Algonquivit, 63 West 44th street. Une atmosphère ouatée et bourgeoise y régnait. On aurait dit un club anglais.

Enfin il y avait la "Marseillaise", qui était la cantine patronnée par de Gaulle. J'y étais allé une fois, mais je n'y étais jamais retourné. Comme à la "Music Box" il y avait des hôtesses, mais le climat y était plus vulgaire. D'ailleurs, ici l'alcool était permis, et gratuit en plus. Cela suffisait à la classer. Il y avait d'ailleurs une certaine rivalité entre les deux dernières, la première étant soutenue par le général Giraud. A cette époque on se souvient qu'il y avait lutte d'influence entre les deux généraux. Finalement de Gaulle finit par éliminer Giraud en Afrique du Nord.

Cette rivalité se trouvait renforcée ici à New York, du fait que Giraud était soutenu par les américains et de Gaulle par les anglais. Les coups bas ne manquaient pas, ce qui était ridicule, puisque nous étions tous engagés dans le même combat.

Ceci se concrétisa à notre détriment. Des marins de la France libre vinrent à bord du Wyoming et, parmi eux, il y avait même un ancien lieutenant de la Transat. Ils firent de la propagande discrète auprès de notre équipage, mais ils se firent proprement rembarrer, à une exception ou deux. Par contre l'équipe militaire d'AMBC déserta en entier, à l'exception de l'enseigne de vaisseau Giraud, qui se retrouva tout seul un beau matin. Les américains furent avisés et se fâchèrent tout de bon. Une sévère mise en garde fut faite à la représentation New-Yorkaise des FNFL. Mais les militaires ne revinrent pas pour autant.

Le vendredi 15 janvier, j'allai au "Metropolitan Opera" où l'on donnait en soirée "la flûte enchantée". J'y retournai plusieurs fois entendre notamment "Lohengrin" et "La Traviata".

Le 18, le déchargement était terminé, on nous envoya à Staten Island pour recevoir un armement. Nous étions amarrés au dernier pilier de Clifton. De là, pour aller en ville, il fallait prendre le bus jusqu'au Slip de St Georges, puis le ferry boat qui nous menait à la batterie, enfin le subway pour la 42ème rue. Au total c'était une heure et demie, voire 2 heures de route.

Et par quel temps. Pendant tout notre séjour, il fit en moyenne -15°. Certains jours on enregistra jusqu'à -26°. La neige qui atteignait 50 centimètres de hauteur à Clifton, ne nous arrêta jamais d'ailleurs. Et j'en étais même ravi, on peut me croire. C'était un plaisir intense pour moi de me promener sous la neige dans la grande cité. Je me souviens d'une certaine soirée où je remontai toute la rive de l'Hudson, de Riverside au Bronx. Ma promenade favorite était Bayonne et le Hudson County park, le long de l'Hudson boulevard.

J'allai une fois visiter Prospect Park, la belle promenade de Brooklyn. On se souvient à ce sujet de la "fantasie stücke" que j'avais amorcée avant le 8 novembre, intitulée "Soir de fête à Kensington" et qui avait pour cadre ce parc célèbre. Je le trouvai tel que je l'avais rêvé, calme, majestueux, avec cette sérénité incomparable qu'ont tous les paysages sous la neige. Je ne manquai pas non plus de rendre visite au merveilleux Central Park que j'avais parcouru si souvent, ainsi qu'aux "Washington Heights" où une fois de plus je ramassai la fameuse "pierre de Manhattan" qui ne devait pas davantage me rester cette fois-là.

Au début de Février, le pétrolier Lorraine arriva. J'allai rendre visite au commandant Loisel. Le navire était à Brooklyn, au pied de Van Buren street. J'ai entendu dire, depuis, que le navire avait été torpillé, mais je n'ai pu en avoir confirmation.

Peu après arriva le cuirassé Richelieu, venant de Dakar. Le splendide navire ancré près de Bedloe Island faisait l'admiration des américains quand nous passions à le raser avec le ferry de Staten Island. Au bout de quelques jours, il entra au Navy Yard (arsenal) de Brooklyn, Wallabout Bay. Pour cela il fallut lui enlever le haut de sa tourelle de tir, pour lui permettre de passer sous le pont de Brooklyn. Il parait qu'il n'avait qu'un tirant d'air de 50 centimètres au moment de s'engager. Aussi il y avait foule sur le pont à ce moment, pour cet évènement extraordinaire.

Par la suite un grand défilé de l'équipage fut organisé dans Broadway, avec musiques et majorettes et aussi jets de papier du haut des buildings. J'ajouterai que ce fut le Richelieu qui hérita de notre chargement de barriques de vin, qu'il devait nous restituer vides avant notre départ. On verra ce qu'il advint de ces barriques un peu plus loin.

A la fin du mois, l'armement était terminé: on nous avait installé un canon à l'avant, un autre à l'arrière, et des canons de 20 m/m, dits "Oerlikon", à tir automatique rapide, comme DCA. Il y en avait partout, sur la passerelle, sur le pont passagers, sur la dunette. Ensuite le navire passa sur le dock flottant à Weekhaviken, pour carénage. Enfin on nous accosta à Brooklyn, à un pier du port de l'armée (1ere avenue), où commença le chargement, très divers. Nous avions par exemple un aérodrome complet (plaques perforées, rouleaux, excavatrices) des canons de campagne, des munitions, des camions. En cale 3, c'étaient des vivres, des cigarettes, des allumettes. Enfin par dessus tout une bonne pontée de camions, canons et avions.

Le commandant s'était débarrassé de Giraud, l'enseigne d'AMBC (sans AMBC !), qui ne lui plaisait pas. A sa place, un enseigne du Richelieu était venu, mais celui-ci était neurasthénique, aussi je fus chargé de l'équipe d'AMBC qui nous était adjointe. Chaque matin j'allais à l'entraînement avec eux et quelques volontaires de l'équipage, à l'arsenal de Brooklyn, étudier le fonctionnement et le démontage des fameux "Oerlikon". Peu avant le départ, un autre enseigne, nommé Renaudineau, nous fut adressé et je résiliai mes fonctions.

Le jour du départ finit par arriver.






















































































"Aimablement communiqué par
photo Marius BAR
http://mariusbar-photo.com".



Voir le site de Jérôme Caffet.

©titanne
Site réalisé par Anne Le Gall
Mis à jour le 30 juillet 2010



Valid XHTML 1.0 Transitional