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Souvenirs de Eugène Le Gall

Un mousse sur le paquebot Macoris

Le Havre–Bordeaux, via Plymouth

C’est le lundi 5 août 1929 que je fus embarqué sur le Macoris, en qualité de mousse. Je faisais ainsi mes débuts dans la marine.

Mon premier travail consista à décoller les bandes de papier qu’on avait posées sur les portes lors de la désinfection. Je me vois encore, un seau d’eau et un faubert à la main, me diriger vers l’arrière du navire. Là un groupe de matelots et de mousses étaient déjà à l’ouvrage. Je me tins prudemment à l’écart, pas fier du tout. Du coin de l’œil je regardais faire les autres. Bah ! çà n’était pas sorcier, si ça continuait ainsi, tout irait parfaitement. Et je me mis au travail avec une conviction non feinte. Le navire était amarré à la Tente de New-York. Dans la semaine, il changea de poste et vint s’installer en face, "à côté de la Mère Jules", pour employer l’expression consacrée. C’est de là qu’il devait effectuer son départ.

Ce premier déhalage me familiarisa avec les manœuvres. Je m’aperçu ainsi que tout n’était pas rose dans le métier. Manier des énormes cables tout ruisselants, les "lover", les tourner au cabestan, tirer sur les gardes montantes qui vous déchirent les mains, hisser l’échelle de coupée, combien de fois devais-je effectuer ces opérations durant le voyage ! Mais la première fois fut mémorable, d’autant plus qu’on me lançait des ordres incompréhensibles pour moi : pouvais-je deviner ce qu’était une "touline", un "ballon" ?

Et quand on m’ordonnait d’aller chercher un "bitord" ou un "fil carré", je revenais froidement avec une perche ou un véritable lasso.

La fin de la semaine arriva, et aussi la paye. Grande émotion ? Mon premier gain. Je touchai je crois un peu plus de cent francs, la fortune quoi !

Le samedi soir je préparai mes effets et j’eus soin d’ajouter quelques livres de ma bibliothèque. J’emportai notamment :
      Les Centaures du Gran Chaco
      Les Bonzes bleus d’Angkhor
      Message du Mikado
      Une fillette contre un empire
      Un détective bizarre (de Pujol)

C’était peu, on en conviendra, et le tout fut bientôt dévoré.

Enfin il arriva, le grand jour, dimanche 11 août 1929. je revins à la maison pour la dernière fois à 10h du matin, avec papa. En route, j’achetai un disque (Le Freyschütz) pour la fête à maman, sur le cours. Nous dinâmes en vitesse, et vers midi j’étais de retour à bord.

A 13h30, le navire quittait le quai. Le cœur un peu gros, je voyais la rive s’éloigner, tandis que des mouchoirs lançaient le dernier adieu. Lentement, nous traversions le bassin de l’Eure. Au sas nous ne faisions que passer. Puis c’était le défilé des quais. Comme tous ces paysages me devenaient soudain très chers ! La longue perspective de la rue de Paris, le Musée, le Boulevard François 1e, le sémaphore ! Tout cela passait devant mes yeux comme un vaste diorama. Jusqu’à la sonnerie cristalline des tramways qui évoquait en moi des souvenirs émus.

Les jetées étaient bientôt franchies et c’était alors la haute mer. A mes yeux emerveillés se dévoilait l’inoubliable spectacle de la rade du Havre, avec ses belles falaises blanches et fauves s’étirant jusqu’à l’horizon. Le faubert à la main, j’en oubliais de travailler.

A 16h, ma journée prit fin. J’étais libre. Durant les premiers jours, je couchai et mangeai dans le poste de l’équipage. Par la suite, je m’installai dans la cabine de mon père. Son canapé me tint lieu de couchette.

Voici comment était réglé mon service sur le Macoris :
      4h30 – Lever
      5h à 8h – Lavage de tous les ponts et travaux de propreté.
      13h à 18h – Potasse, peinture, et autres distractions du même goût.
      22h – Coucher.

Il ne faut pas oublier que le Macoris était un navire à passagers, ce qui explique que les plus grands travaux consistaient à faire la propreté.

Le lundi 12 août, à 5h30, nous mouillions en rade de Plymouth. Lorsque le jour parut, une brume épaisse régnait. Seul, le son d’une corne à brume indiquait, par son mugissement périodique, la présence de la terre à quelques centaines de mètres. Puis le soleil pompa rapidement le rideau de vapeur qui nous entourait, et le pays apparut. Nous étions dans une baie assez grande, formée au sud par une grande jetée. La côte, élevée, était formée par des mamelons verdoyants. A mi-hauteur, la masse grisâtre et redoutable d’un fort indiquait que Plymouth est un port de guerre. De la ville elle-même, on voyait peu de chose, des cheminées d’usines perchées sur une sorte de plateau, au fond de la baie. Autour du navire, une quantité incroyable de mouettes tournoyaient avec des crissements métalliques.

Vers 8h, un petit remorqueur vint embarquer des passagers. Nous ne repartîmes qu’à 17h. Au passage j’aperçus le célèbre phare d’Eddystone planté sur son roc isolé, au large du port.

Enfin, après un jour et demi de voyage, le mercredi 14 août, à 2h, nous accostions au quai des chartrons, à Bordeaux, juste à côté le Pont transbordeur.

A Bordeaux

Ainsi, j’étais à Bordeaux, cette ville où je vins tout petit, et que j’habitai durant huit mois. Sur ce quai, dans cette maison en face du navire, j’avais vécu, à l’âge de quatre ans. Cette pensée me laissait tout rêveur.

J’avais hâte d’être libre pour retrouver mes chers Quimconces, où j’aimais tant aller au Guignol, autrefois. Sur le fleuve aux eaux troubles, les fameuses "gondoles" allaient et venaient, éveillant en moi des souvenirs.

Le soir, vers 18h, je sortis avec papa. Nous soupâmes dans un petit restaurant aux environs, puis revenant sur les quais nous sautâmes dans un tramway se dirigeant vers les Quinconces. En nous asseyant, nous eûmes une exclamation de surprise. Madame Boucher était assise en face. Nous l’accompagnâmes jusqu’à la gare St Jean où elle allait attendre l’arrivée de son mari.

Le lendemain, je ne manquai pas d’aller aux Quinconces. J’admirai en passant le monument aux Girondins.

Le baptême de la ligne

Le Macoris repartit le vendredi 16 août à 5h. La traversée dura 11 jours. Le temps se maintint très beau. Il n’y a aucun incident à noter sauf le dimanche 25 août.

Ce jour-là, d’après mon "Journal de bord", nous passâmes la ligne des Tropique, vers 2h du matin. 5h plus tard, je recevais le baptème du Tropique, et quelle douche, mon empereur ! Durant cinq minutes, le second m’aspergea copieusement jusqu’au moment où, trempé des pieds à la tête, je réussis à m’enfuir, en pouffant de rire. Je n’avais plus qu’à me changer.

Cette cérémonie se traduisit évidemmennt par une tournée offerte aux arroseurs bénévoles. Selon les règles, j’aurais dû recevoir un certificat de baptème, mais personne n’y songea.

Deux jours plus tard, le mardi 27 août, à 5h et demi, nous étions en vue de la Désirade, l’île des Lépreux.

A 7h le 27 août, nous étions mouillés à Pointe à Pitre.

De La Guayra à Cristobal Colon

Après avoir fait escale successivement à Basse Terre le 27, Fort de France le 28, Port of Spain (Trinidad) le 29, Carupano le 30, nous arrivions à La Guaira à 5h le 31 ; là je fis une petite tournée à terre. Le soir-même nous repartions pour l’île de Curaçao où nous touchâmes à 5h30 le 1e septembre. Nous quittâmes l’île à minuit et le 3 à 2h30 nous atteignions Porto Colombia. Là, pour tout port, un pier long de 1 km qui s’avance en mer, perpendiculairement. Je fis un tour en ville, si toutefois on peut appeler cela une ville. Il est vrai qu’il y a le chemin de fer. De ce passage sur la terre colombienne, j’ai rapporté une feuille cueillie à un arbre, et que je conserve précieusement, car c’est un souvenir de mon premier pas sur le continent américain. En effet, je me souviens maintenant n’être pas descendu à la Guayra à l’aller.

Les séjours dans chaque port étaient limités : le soir même nous repartions pour Cristobal Colon où nous arrivions le lendemain 4 septembre, à 19h.

Depuis Le Havre, nous avions parcouru exactement 5749 milles, soit environ 10650 kilomètres.

Du Canal de Panama au Havre

Et puis ce fut à nouveau par tous les ports de la côte.

Entre le départ du Havre et le retour, nous avions fait 20 ports.

















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©titanne
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Mis à jour le 30 juillet 2010



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